Jacques Chauvet, entre chez Dassault en 1980 à l'atelier de fabrication des avions prototypes de combat. Directeur Adjoint du Service Client Falcon pour l’hémisphère Est en 1999, il est actuellement Directeur du Service Client pour la flotte mondiale des avions d’affaires.
Dassault Aviation, une entreprise mythique de l'aéronautique, une des industries les plus exigeantes depuis plus de trente ans : quelles ont été les mutations technologiques les plus décisives de cette période ?
En 1985, pour les prototypes «Rafale », nous avons débuté la numérisation des maquettes des prototypes parallèlement au travail sur les maquettes physiques. Une modification profonde, complète et radicale des méthodes de travail naissait avec l’arrivée de la CFAO (Conception et Fabrication Assistées par Ordinateurs).
La révolution décisive a été l’adoption de l’outil tridimensionnel CATIA, qui permet de concevoir, de réaliser, et de supporter les avions. Aujourd'hui, tous les modèles numériques sont échangés sur une plateforme de partage des données de définition avec les sous-traitants et les coopérants. Les fichiers mis à disposition des équipes de conception et de fabrication sont mis à jour en temps réel, ce qui permet de concevoir et fabriquer dans des délais très optimisés de façon à réduire significativement les cycles et les coûts. L’avion est entièrement modélisé moindre détail, fixations (rivets), connecteurs etc. Les maquettes physiques ont complètement disparu, les pièces sont fabriquées à partir de ces modèles, ainsi que les outillages qui sont réduits au strict nécessaire. A partir de la définition et après la mise en service de l'avion, un suivi de configuration est assuré tout au long de la vie de l’appareil jusqu'au retrait de service.
Par exemple, avant l'utilisation des outils de CFAO pour fabriquer des sections d’avion, il fallait de très gros outillages d’assemblage pour monter les éléments entre eux et les ajuster. Maintenant, du fait des pré-perçages des éléments de fixation par des robots pilotés eux-mêmes par des programmes informatiques, on peut considérablement alléger et limiter les outillages d'assemblage. La précision des opérations de fabrication - de l'ordre du dixième de millimètre, suivant les opérations - permet d’effectuer des opérations d’assemblage en utilisant la qualité de positionnement des pré-perçages. Les coûts et les cycles se sont donc considérablement améliorés. La gestion des évolutions de définition des modifications et de la maintenance s'en trouve simplifiée. Il suffit de fabriquer à nouveau à partir du modèle numérique ; la nouvelle pièce sera interchangeable et le montage facilité (plus d'ajustement nécessaire).
Quel a été l'impact de l'arrivée du numérique dans la conception et la production industrielle ?
Déterminante pour les coûts et les cycles. Une seule définition donc un référentiel unique et partageable par tous les acteurs depuis la phase initiale jusqu'à la phase opérationnelle d’exploitation de l’avion, ce qui a permis la suppression d’étapes intermédiaires (Plan de fabrication, fabrication de prototypes, maquettes physiques…) avec mise en place d'une méthodologie radicalement différente.
L’informatique de gestion a-t-elle rationalisé la production ?
Absolument, la communication entre tous les logiciels optimise considérablement l’administration, les prévisions, la planification et la qualité de la production. "Clip Industrie" est, depuis le début du projet, très impliquée dans la mise en place des normes Boost Aéro, plateforme de services collaboratifs sécurisés standardisés à forte valeur ajoutée, élaborée sur l'initiative d'EADS/Airbus, Dassault Aviation, Safran et Thales.
Quelle est l'évolution du rôle des sous-traitants dans le système productif Dassault ?
Les sous-traitants sont essentiels pour Dassault : il est important d'établir des liens de partenariat pour le bénéfice réciproque des sociétés dans un contexte international particulièrement compétitif. Les sous-traitants et coopérants sont choisis sur appel d’offre. Le partage des données de définition impose des outils informatiques communs (ce qui permet des gains d’échelle, de temps et de productivité). La flexibilité (s’adapter à des variations de charges) est un critère de choix sensible car l'aviation d’affaires est particulièrement dépendante de la santé de l’économie mondiale.
Le Service Client Falcon, c'est 400 personnes dans le monde, avec une disponibilité de 24 h sur 24, 7 jours sur 7, qui veillent sur une flotte composée d’environ 1800 avions en exploitation : l'optimisation de l'outil industriel senourrit-il du service client ?
L’organisation Mondiale des Rechanges gère un stock de pièces réparti sur 10 sites, dont trois principaux : Le Bourget (Paris), Teterboro (USA) et Singapour. Le montant du stock représente 600 millions de dollars répartis sur les 3 sites principaux et les sites régionaux à travers le monde pour diminuer le temps d’acheminement des pièces vers les avions. Les échanges avec les sous-traitants et réparateurs sont permanents pendant toute la durée de vie de l’avion. Dassault Falcon possède 5 stations-services, dont une en Europe, Dassault Falcon Service et 4 outre Atlantique, Wilmington (Caroline du Nord), Little Rock (Arkansas), Reno (Nevada) et Sorocaba (São Paulo, Brésil). 26 autres " Authorized Services Centers " indépendants assurent également la maintenance réglementaire nécessaire à la mise en oeuvre des avions, suivant les différentes réglementations demandées conformément aux exigences des autorités des pays d'enregistrement des avions.
Le Service Client Falcon est responsable de la satisfaction des clients depuis la livraison jusqu' au retrait de Service des avions. Il assure tout le support technique pour les besoins de maintenance et toute l'assistance opérationnelle aux équipages. Le retour d'expérience des avions en utilisation est également une mission essentielle pour assurer le suivi de navigabilité de la flotte et améliorer de façon continue la qualité de nos produits. L'objectif du retour d’expérience est double : il permet d'assurer le suivi de navigabilité pour les autorités de navigation et de collecter tous les événements techniques et opérationnels afin d’informer le bureau d’étude, la production, les sous-traitants pour engager les processus d’amélioration permanente et enrichir une base de données de retour d'expérience pour les futurs produits.
La confidentialité et la sécurité des données est capitale, la généralisation de l'Internet, le nomadisme et le Cloud Computing naissant sont-ils compatibles avec ?
Effectivement, c'est une préoccupation permanente. Nous devons impérativement nous ouvrir sur le monde pour atteindre le niveau de service attendu par nos clients mais aussi protéger notre société de toutes les intrusions informatiques qui la mettraient en péril. Notre système est très sécurisé, (plateformes, portables…), et il faut accepter une certaine contrainte liée à la sécurité des données. Tout est fait pour minimiser l'impact sur le Service à la Clientèle. Nous développons de nouveaux services permettant le transfert des données techniques avions vers les clients. Nous mettons en place des processus sécurisés qui nécessitent certaines adaptations des systèmes des utilisateurs, mais qui restent néanmoins acceptables (compatibilité des systèmes de sécurité, firewall...). Pour les données non confidentielles, il y a aussi la possibilité d’utiliser des hébergements extérieurs pour éviter des couches de sécurités supplémentaires pour Dassault Aviation.
Pour le Service Client, nous utilisons de plus en plus les e-conférences avec tous les nouveaux outils collaboratifs qui nous permettent d'être connectés avec nos clients en temps réel mondialement. Nous assurons des conférences en simultané avec des clients basés en France, dans l’ouest des Etats-Unis et en Inde (nous partageons des documents avec discussions). Nous sommes également en phase de test d'un outil collaboratif pour favoriser une mise en communication entre l’avion, la «home base» de l’opérateur, le «Technical Center» chez Dassault, les « Services Centers » et les coopérants majeurs. La compatibilité entre les systèmes est capitale.
En ce qui concerne la conception avion, à l’issue de la phase initiale de définition qui a lieu au bureau d’études situé chez Dassault Aviation à St Cloud, les partenaires, une fois de retour chez eux, restent en relation et communiquent au travers d’un plateau virtuel hautement sécurisé. Une cellule interne à Dassault Aviation est d’ailleurs dédiée à sécuriser ces échanges.
Considéré comme un leader mondial sur le marché du logiciel, Dassault Systèmes est premier éditeur en France, 3e en Europe et seul éditeur français dans les 100 premiers mondiaux. La recherche informatique est-elle devenue une composante de la compétitivité et de l'innovation ?
CATIA est à l’origine d'une révolution technique de conception et de fabrication d’abord appliquée sur les avions militaires, et ensuite au monde Falcon, ce qui nous a permis de nous démarquer par rapport à la concurrence. Le succès du logiciel CATIA, développé par Dassault Systèmes, est planétaire : bon nombre d’industries, notamment dans le monde aéronautique, ferroviaire et automobile utilisent aujourd’hui les solutions logicielles PLM (gestion du cycle de vie du produit), des logiciels de CAO et de simulation (SolidWorks, Catia, Simulia, Delmia, Enovia, 3DVIA, Exalead…).
Si l’avion est aujourd’hui entièrement défini avant le lancement de sa fabrication, la simulation fonctionnelle peut encore apporter une marge d’amélioration significative. Les évolutions prochaines se feront en développant les outils de simulations des systèmes (PLM System) pour simuler les fonctionnements. Il faut noter que les opérations de maintenance, les accès, les démontages, le positionnement d’un élément, (interférence, jeux insuffisants, gêne à l’accessibilité, maintenance…) font l’objet de simulations poussées et de revues détaillées de conception. Cependant, la conception derrière l’écran éloigne de la matière. Il faut rester vigilant pour que les ingénieurs de conception gardent le bon sens pratique, gage d’efficacité.
L'Agence Européenne de Sécurité Aérienne a annoncé que le transport aérien n'a jamais été aussi sûr : la proportion d'accidents a reculé de 42 % en dix ans. L'organisation industrielle et le suivi clients ont -ils déja été aussi performants ?
La sécurité est la préoccupation première des constructeurs aéronautiques. Dassault Aviation est très attentif et vigilant sur ce point sans compromis possible. Nous avons une Direction indépendante dédiée à la sécurité des vols aussi bien militaires que civils. Nos programmes matures atteignent des taux de fiabilité des avions entre 99,6 et 99,8 % (entre 4 et 2 missions annulées pour 1000 missions réalisées). La redondance des circuits permet d’augmenter l’utilisation opérationnelle de l’avion. Des vols sont autorisés en toute sécurité avec un système inopérant car les systèmes supplémentaires assurent la fonction. Les nouvelles méthodes de travail ont indiscutablement fiabilisé les produits car nous partageons les mêmes données numériques de référence avec une meilleure connaissance du suivi des configurations des systèmes.
Les 25 dernières années ont notablement modifié la conception et la réalisation industrielle, qu'en sera-t-il des 25 prochaines ?
Le PLM System (Product Lifecycle Management System), en simulant plus précisément le fonctionnement des systèmes complexes, va ouvrir une nouvelle étape. La base de nos avions reste la mécanique mais maintenant, les couches logicielles sont extrêmement importantes et tout est géré au travers des calculateurs des systèmes qui se parlent en permanence durant les différentes phases de vols. Des milliers d'informations sont échangées et seul un outil comme le PLM va permettre de faire un bond significatif. Nous sommes en mouvement, nous découvrirons de grandes possibilités d’améliorations et d’innovations. Plus de précision, de robustesse, de performance, de miniaturisation et de maîtrise des systèmes.
Le salon du Bourget vient de se terminer dans les meilleures conditions, 2008 et 2009 ne sont-elles plus qu’un mauvais souvenir pour l’aéronautique ?
C’est effectivement très encourageant pour l’Aviation Commerciale. En ce qui concerne l'aviation d’affaires, nous sommes très liés à la croissance économique mondiale. Or tous les indicateurs ne sont pas au vert, la confiance des entreprises et de nos clients est encore fragile, même si certains pays comme l’Asie montrent des signes prometteurs.
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